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Le CDI à 35 heures par semaine ne fait plus rêver

Le CDI à 35 heures par semaine ne fait plus rêver

Le free-lance est-il l’avenir du travail à l’heure où le modèle des plateformes numériques de mise en relation est questionné, sinon remis en cause ? Pour l’Observatoire du travail indépendant (OTI), la société française est prête à évoluer sur la question de la flexibilité du travail… à condition que les employeurs donnent des gages en matière de sécurité. Explications avec Guillaume Cairou dans le dernier magazine d’Entreprise & Carrières.

Pouvez-vous dresser un panorama du travail indépendant en France ?

L’INSEE estime que 10,1% des actifs français exercent en indépendants. Mais il s’agit là de chiffres de 2016 basés sur une enquête de 2014, donc déjà ancienne. Selon des enquêtes plus récentes – l’une de l’Ifop, l’autre de McKinsey – la proportion d’indépendants s’élèverait entre 8 millions et 13 millions de personnes sur les 30 millions d’actifs recensés en France ! En dépit du différentiel, ces chiffres restent énormes. Comment les expliquer ? Selon nous, les individus connaissent de plus en plus de périodes professionnelles au cours desquelles ils sont amenés à exercer une activité free-lance, ne serait-ce que pour quelques semaines seulement.

À titre d’exemple, la durée moyenne d’activité d’un coursier Deliveroo n’est que de six mois. Le phénomène nouveau, c’est que les périodes de travail à statut atypique sont de plus en plus courtes. On sort de la période phare pendant laquelle le CDI restait la norme en matière de créations d’emploi. Aujourd’hui, 70 % à 80 % des emplois créés sont des contrats courts ou atypiques.

Engouement… ou conséquence d’une nouvelle précarité ?

L’appétence pour l’indépendance est réelle. Surtout chez les jeunes, puisque 56 % des 18-25 ans souhaitent exercer une activité en free-lance et de façon autonome. Cette transformation sociale est la conséquence de l’irruption du numérique ou de l’IA dans les modes de travail. Nous sommes désormais loin des Trente Glorieuses. Le CDI à 35 heures par semaine ne fait plus rêver. Une enquête Steel-case de 2016 révélait que seuls 5 % des salariés se disent heureux au travail, tandis que, dans le même temps, une autre étude (Hopwork, celle-ci) nous apprenait qu’en 2018, 90 % des indépendants déclaraient l’être devenus par choix.

D’ailleurs, écartons tout de suite une idée reçue : non, les plateformes de type Uber ne drainent pas l’essentiel de l’activité free-lance, puisqu’elles ne représentent que 5 % à 10 % de l’emploi indépendant – même si elles génèrent le plus gros des récentes créations d’emploi indépendant, il faut l’avouer. Le reste, ce sont les 2,4 millions d’artisans et commerçants, le million d’agriculteurs, les 800 000 professionnels libéraux et les 700 000 « vrais » indépendants (micro-entrepreneurs, etc.) que compte le pays. La France reste quand même très loin derrière la moyenne européenne (20 % de travailleurs indépendants) et mondiale – 60 % des travailleurs exercent à titre indépendant dans le monde. La période 2008-2009, marquée par la crise, a permis de combler en partie ce retard, même si la situation n’a fait que revenir au niveau du début des années 2000.

La France est prisonnière d’un modèle social qui favorise le CDI et dont il faut sortir. Apparemment, le gouvernement Édouard Philippe a décidé de prendre ce dossier à bras-le-corps et la future loi sur le travail indépendant prévue pour 2019 devrait rééquilibrer la proportion entre salariés « classiques » et free-lances. L’Observatoire a évidemment suivi de près les débats sur la loi Pénicaud et nous pouvons affirmer que la société française est prête à évoluer sur ce sujet.

Pourtant, les entreprises ne semblent pas se précipiter vers le recours aux collaborateurs indépendants…

Elles sont mal à l’aise avec le recours aux free-lances. Le premier frein au développement du travail indépendant, c’est qu’il n’existe pas, en droit français, de « présomption de non-salariat ». En l’absence de cette norme juridique, la peur de la requalification d’une prestation free-lance en contrat de travail par les Urssaf est la première raison pour laquelle les entreprises rechignent à recourir aux services d’indépendants. Tant que le législateur n’aura pas statué sur cette présomption, ça ne décollera pas.

L’autre blocage vient de la taille des entreprises françaises. Quelque 93 % d’entre elles comptent moins de 20 salariés et ne possèdent pas la culture du recours à des prestataires extérieurs malgré les difficultés à recruter qu’elles rencontrent en ce moment. C’est un fait : les principaux utilisateurs d’indépendants sont les grands groupes. Privés comme publics, d’ailleurs. EDF, par exemple, recourt régulièrement à des free-lances pour gérer la pose des compteurs : ces travailleurs ont l’uniforme des agents EDF, circulent dans des véhicules floqués au logo d’EDF… mais ne sont pas des salariés d’EDF !

Comment le dialogue social, au sein des entreprises, s’adapte-t-il à cette nouvelle forme de travail ?

Les indépendants qui travaillent « en régie » – c’est-à-dire directement chez leur client – ne sont pas destinés à y rester longtemps – entre quelques jours et trois ans, selon la nature de leur intervention. Ils ne se sentent donc pas « membres » du collectif de travail
– même s’ils y collaborent, et ne s’intéressent pas vraiment à la vie sociale de l’entreprise accueillante. Cependant, cette situation peut générer des injustices par rapport aux salariés « normaux » puisque le free-lance ne bénéficie par exemple ni de la mutuelle d’entreprise, ni des dispositifs de prévoyance de l’employeur. S’il tombe malade, il ne sera pas payé, sauf s’il a eu recours au portage salarial, un dispositif d’ailleurs très prisé. D’une manière générale, les IRP ne se soucient pas de ces travailleurs, sauf dans certains grands groupes où les élus du personnel ont pu négocier des dispositifs particuliers destinés à la sous-traitance.

Pour autant, il ne faut pas se voiler la face : la France compte 4 à 5 millions de « slasheurs », des gens qui exercent sous plusieurs statuts en parallèle. Ceux-là ont besoin de protections renforcées. Les organisations syndicales et patronales qui siègent à l’OTI en sont d’ailleurs très conscientes, y compris la CGT. Au fond, le véritable enjeu, ce n’est pas tant la multiplication de l’emploi indépendant que les passerelles entre les différents statuts. Ce qui pose aussi la question des compétences et de leur développement.

Le modèle des plateformes numériques de mise en relation est régulièrement remis en question. Comment voyez-vous son avenir ? 

Les plateformes ne se développeront durablement que si elles mettent en place des organisations plus protectrices qu’elles ne le font aujourd’hui. À ce sujet, l’amendement porté par le député LREM Aurélien Taché incitant les plateformes à instaurer des chartes proposant à leurs travailleurs une couverture sociale ou davantage de droits à la formation était une bonne chose qui aurait incité ces employeurs à évoluer vers un modèle plus structuré*. L’économie de demain sera peut-être plus « plateformée » mais il faut aussi qu’elle soit plus juste.

Propos recueillis par Benjamin d’Alguerre pour Entreprise & Carrières